Impasciences

Publié le par Souvenirs de science

La plus grande désillusion de ma carrière scientifique, je l'ai éprouvée à ses débuts. Après des études secondaires et universitaires sans difficultés, qui m'avaient insufflé quelque confiance en mes capacités, j'abordais en doctorat de troisième cycle, la recherche. Pour la première fois il m'étais demandé de résoudre un problème, fort limité certes, mais dont personne, pas même mon directeur de thèse, ne connaissait la solution, ni la voie d'attaque précise : l'existence même de cette solution n'était pas garantie. Situation radicalement différente de celle des exercices scolaires, dont il est convenu qu'ils ontune solution, que le prof la connait, et dont on sait quelle partie du cours elle met en jeu... Pris au dépourvu, je dus faire la douloureuse expérience de mes limites intellectuelles. Après plusieurs mois, j'étais à deux doigts de renoncer à poursuivre une carrière scientifique si mal engagée, quand je compris enfin que je faisais l'apprentissage de ce qu'est un véritable travail de recherche, et que ce passage à vide était une initiation professionnelle.

 

Non que les choses aient changé beaucoup depuis. Toute nouvelle entreprise de recherche me replonge immédiatement dans cet état d'humiliante précarité mentale. A l'opposé de toutes les images d'Epinal, qui montrent la recherche scientifique comme un archétype de travail méthodique, conquête systématique et controlée de l'inconnu, c'est l'errance et la contingence qui y sont la règle. Précisément parce qu'il recherche ce qu'il ne connaît pas, le chercheur ne peut que passer le plus clair de son temps à explorer de fausses pistes, à suivre des intuitions erronées, à se tromper : la plupart des calculs théoriques sont incorrects, la plupart des manipulations expérimentales sont ratées-jusqu'au jour où...

 

Ainsi, le travail du chercheur professionnel ne ressemble-t-il en rien à celui du bon élève qu'il a sans doute été, et dont il a dû abandonner la trompeuse confiance en soi. Il lui a fallu dépouiller la peau du crack pour endosser celle du cancre : le chercheur dans sa pratique effective, ressemble beaucoup plus au "mauvais" qu'au "bon" élève. Son seul avantage sur les laissés-pour-compte de la science scolaire est qu'il sait la nécessité et l'inéluctabilité de cette longue traversée de l'erreur, de cette confrontation avec les limites de sa propre intelligence. Pourquoi donc, à l'école, ne présentons-nous pas ainsi la science, telle qu'elle se fait ? Les élèves les plus en difficultés n'y trouveraient-ils pas quelque réconfort mental. Peut-être même à aller recruter les futurs chercheurs parmi les étudiants en science les moins doués, leur économiserions-nous cette douloureuse phase d'initiation qui en stérélise plus d'un.

 

A quand un certificat d'aptitude professionnel à la recherche où l'on ne serait admis qu'au dessous de la moyenne ?

 

Jean-Marc Lévyleblond, "Le chercheur, le crack et le cancre", dans Impasciences, coll. "Points Sciences", Edition du Seuil février 2003.

Publié dans Rapport à la science

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
A
<br /> <br /> Sans prétendre me situer à son niveau, je me retrouve assez dans cette analyse de J-M Lévy-Leblond. Parmi mes meilleurs amis, deux sont d’ailleurs devenus d’excellents chercheurs (plus inventifs<br /> et persévérants que moi) après une scolarité moyenne, voire calamiteuse.<br /> <br /> <br /> J’aimerais y ajouter un autre sentiment lié à mon statut de « bon élève », et qui me semble presqu’aussi ancien que lui : la certitude (ou l’illusion) que ce tout ce que je<br /> comprenais, en général rapidement, chaque élève sans exception devait pouvoir le comprendre lui aussi, à son rythme, pour peu qu’il bénéficie des explications adéquates, « sur mesure »<br /> en quelque sorte. Bien sûr, je ne le formulais pas en CE2 aussi clairement qu’au lycée… Mais ce sentiment m’a toujours poussé à chercher comment partager avec d’autres ce que j’avais été parmi<br /> les premiers à comprendre, qu’il s’agisse de sciences, de grammaire, ou d’ « histoire-géo ». Et je me souviens très bien du plaisir que me procurait ce partage – surtout après des<br /> efforts soutenus de part et d’autre. C’est sans doute une des raisons qui aujourd’hui me poussent aussi bien à enseigner qu’à vulgariser, et plus généralement à diffuser les connaissances.<br /> <br /> <br /> <br />
Répondre
B
<br /> <br /> Ayant fait toute ma carrière de chercheur en Sciences des Matériaux au CEA, je ne peux que retrouver dans cet article les impressions de "déjà ressenties", "déjà vécues" qui sont effectivement le<br /> lot du chercheur de base. Mais la stature scientifique de l'auteur (je ne lui arrive pas à la cheville) m'incite à prendre ses suggestions avec une certaine prudence.<br /> <br /> <br /> Il existe en recherche différents "métiers", parmi lesquels pour faire bref, je distingue, sans aucune nuance péjorative, les "défricheurs" et les "fouille-merde". Les premiers ont l'étincelle<br /> (intellectuelle) qui permet d'ouvrir une nouvelle porte, jusque là fermée ou même simplement jamais vue; les seconds sont plus des ingénieurs en ce sens qu'ils rebâtissent (souvent en serrant des<br /> boulons ou même en en ajoutant si nécessaire) aux constructions géniales mais parfais bancales des premiers. Je me range sans complexe dans la deuxième catégorie.<br /> <br /> <br /> Je ne suis pas sûr d'avoir jamais découvert quelque chose de vraiment nouveau dans le domaine de la modélisation du comportement des matériaux (évolution dans le temps, sous des contraintes<br /> diverses) , mais je suis sûr d'avoir contribué à serrer des boulons ou d'avoir donné une base plus claire à des intuitions physiques publiées antérieurement mais jamais exploitées à cause du<br /> chemin tortueux ayant abouti à leur énoncé.<br /> <br /> <br /> Et si la fantaisie, l'originalité, la capacité d'adopter un point de vue nouveau qui sont indispensables à la vraie découverte peuvent parfaitement être possédées par des élèves n'ayant pas eu le<br /> profil du "bon élève", il faut quand même, pour être plus modestement "ingénieur de recherche", posséder pas mal de bases dans plusieurs domaines de la physique et/ou de la chimie.<br /> <br /> <br /> <br />
Répondre
S
<br /> <br /> Un autre visage du scientifique, que nous pensons toujours si inébranlable et sur de lui ;)<br /> <br /> <br /> <br />
Répondre